Alain Breyer

photographe

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En attendant son Tour

Le p’tit vélo.

« Une heure de retard » ! annonce Radio-Tour !
-« Putain d’entorse. Ce pied gauche qui me fait si mal. »

Le soleil, haut perché, brûle juillet et rend l’attente presqu’insupportable.

Pourquoi suis-je revenu ici, à deux pas de la maison natale pour voir passer le tour ?
Ici où, cinquante ans plus tôt, maman m’appelait par un sévère : « Cherche bien, tu trouveras un petit vélo » stigmatisant une fâcheuse habitude de me curer le nez à longueur de temps.

Quand donc, émergeant de mes narines d’enfant, caracolant à la tête d’un peloton de crottes de nez, le vélo de course est-il entré dans ma vie ?

Quelle en était la couleur ?
Je l’imagine soutenir toute la noblesse à damier de Ferdinand Bracke ; les rouge-jaune-noir de Rik Van Looy, la pureté métallisée des « Mercier/des B.P./des Hutchinson. » Toute la beauté multicolore des maillots d’antan.

« Putain d’entorse. »
Encore trente minute dans l’inconfort de ce jardinet, sur le muret de béton qui, comme jadis, marque les fesses. Je devine déjà, dans cette côte à huit pour cent, l’ondoiement des croupes, formes robustes gainées de noir pour un rude et viril effort en danseuse. Mouvement qui me ramène à la mémoire cette insulte inattendue, claquant dans la cour de l’école comme un « sandow » libéré d’un porte-bagages : « Pédale ».

« Putain d’entorse. »
Encore un quart d’heure.
J’ai longtemps gardé là-haut une couverture du « Petit-journal » de 1891 offert par mon oncle Maurice, aux moustaches en guidon de vélo. Punaisé en ciel de lit, elle a illustré mes premières onomatopées en « vrout-vrout-«  pour le chuintement des boyaux sur le bitume ou le cliquetis, à moins que ce ne soit le crépitement des sauts de chaîne sur le dérailleur.
Avant le sommeil, je palpais le souffle du vent dans la descente du Galibier, je moulinais des rêves de victoires chimériques et me mouchais comme un vrai coureur, tentant souvent en vain de rejeter au loin, au delà de la descente de lit, les nobles morves du champion.

« Putain d’entorse ! »
Et ces gosses qui me masquent la vue parce qu’une 4x4 de distributeurs de gadgets s’est attardée à notre hauteur !

Où ai-je rangé « Champion cycliste » ?
L’ouvrage de la bibliothèque verte signé par Louison Bobet en 1959 témoignait au cœur des années 50 de la vie du prolétariat du vélo ; Une course par semaine, sans mécanicien, sans masseur, sans accompagnateur, seul…

Tiens ; pourquoi a-t’on attendu 2000 ans pour inventer une mécanique si simple qu’un vélo ?
Que faisais-tu Léonard le 12 juillet 1500 ?

Léonard. Du même prénom qu’un vague cousin né aussi un 12 juillet, comme moi, aujourd’hui, c’est mon anniversaire dont je revois le regard terriblement gêné, parce que je l’avais surpris en train de faire pipi, derrière une baraque à frites et qui s’éloigna avec cette démarche de pingouin d’un coureur sans son vélo.
Il ne gagna jamais une course.

Ah le pittoresque des kermesses de village !

« Putain d’entorse ! »
Puis, des images ternies.
La passion de Tom Simpson sur le Mont Ventoux ; la rue du vélodrome, menant au cimetière. Je ne me souviens plus du nom du village.

Plus tard encore Lance Amstrong, abandonné par son père, rescapé du cancer gagna 6 Tours de France. Ou sept. Je ne me souviens plus. Il y a si longtemps…

Mais…Les voilà

« Aie. Putain d’entorse » !

Jean-Pierre Denefve

ET ...

Ce furent d’abord les récits épiques des journalistes, qui tissèrent les premiers fils de la longue et belle histoire du Tour de France. Tant d’émotions, d’exploits et de drames ne pouvaient laisser insensibles les imaginations - car il fallait le plus souvent interpréter ce que l’on n’avait pas vu ! - de ces reporters-pionniers.

Si, aujourd’hui, la télévision ne laisse plus rien dans l’ombre, elle qui au contraire capte tout et nous le remontre sous de multiples aspects, grâce aux remarquables moyens techniques dont elle dispose, il reste que c’est l’image fixe, la photo qui a le plus fidèlement touché le cœur des supporters du Tour. Les documents du début du 20ème siècle sont aussi un témoignage percutant de la vie sociale de l’époque : l’état des routes, les tenues vestimentaires des spectateurs autant que des acteurs, les moyens de locomotion, etc…

Puis vint, grâce aux motos suiveuses, les magnifiques clichés en noir et blanc révélant la vie du peloton, les efforts des échappés, les périodes de relâchement, les sprints, la grandeur des décors montagneux … Les plus anciens se souviennent des magazines « sépia » ou « vert » qui rythmaient le déroulement du Tour à raison de deux ou trois parutions par semaine. Avouerai-je que c’est en effet la lecture de « Miroir Sprint » et du « Miroir des Sports » qui m’a donné le virus, dans les années cinquante-soixante ?

Tout a changé mais rien n’a changé. Certes, la couleur et le numérique ont apporté aux photographes – donc aux magazines et aux livres – une plus large palette de documents. Mais la matière reste la même : un grand sport et ses compétiteurs hors du commun évoluant dans des décors parfois somptueux et chaque jour changeants (pluie, soleil, vent, plaine, montagne) confrontés à la souffrance et aux dangers avant de connaître – pour quelques-uns – la gloire.

Ce « peuple du Tour de France » et l’esprit bon enfant qui l’anime, sa chaleur le plus souvent, sa fureur parfois, dans la fournaise de l’Alpe d’Huez par exemple, sont un sujet de choix pour les chasseurs de clichés, qu’ils soient percutants ou émouvants ou encore les deux à la fois.

Alain Breyer est de ceux-là : les gens du cyclisme l’intéressent, spectateurs actifs ou passifs, témoins sereins ou passionnés. Représentatifs en tout cas de la variété sociologique de nos contrées. Chacun peut aimer le cyclisme à sa manière et, tel un anthropologue, l’artiste ici démontre bien que les héros et les foules qui les acclament sont interdépendants. Les uns et les autres ont chacun leur talent.

Voici donc un ouvrage qui apporte une pierre supplémentaire à la bibliographie, déjà riche du cyclisme. Avez-vous remarqué que le Tour de France est assurément l’événement sportif qui suscite, et de loin, la plus foisonnante production littéraire ?

Il me plait de saluer cette œuvre singulière et de qualité pour l’image pacifique et proche de notre sport, qui dans sa spontanéité, le fait paraître éternel …

Jean-Marie Leblanc

ET ...

Ils sont venus, ils sont tous là, ceux du Sud de l’Italie, de Wallonie, de Flandre, de France et de Navarre, d’Artois, de Picardie, Belges, Italiens, Hollandais, Espagnols, ceux d’à côté ou de plus loin, penchés en propriétaires ou locataires à ciel ouvert.

A-t-on jamais vu pareil cortège depuis le passage des chevaux du Roi, des armées de l’Empire ou de celui des libérateurs ? Mais il n’y a plus ici de guerre, de nations ou de partis, il n’y a plus qu’un seul pays pour ce peuple que divise seulement le ruban de la route, celui du cyclisme.

D’ailleurs, on le sait, malgré les drapeaux que l’on brandit d’abord pour soi, cela va trop vite et l’on reconnaîtra à peine celui que l’on vient encourager, noyé dans le peloton, la poussière et les klaxons des voitures suiveuses; les maillots se ressemblent et ce cortège que l’on a longtemps attendu, précédé des chars d’abondance qui jettent friandises, cartes à jouer ou casquettes peintes, ne s’attarde pas : même s’ils défilent devant le salon, les coureurs n’y rentrent jamais qu’avec la télévision. Pourtant, l’on y est, l’on y revient, chacun transportant son petit cadastre, s’y disposant pour l’après-midi. 
Pour certains, c’est plus simple, le trottoir devenant naturellement l’extension de la maison ou du jardin; il suffit alors du seuil, d’un siège prélevé au salon, d’un rien de préparatifs : les coureurs s’élancent à l’heure de l’apéritif et arrivent à celle où l’on digère, ce dimanche sera de courte sieste. Déjà l’air sent la grillade et les verres se lèvent pour trinquer au passage des premières motos. Les enfants sont arrivés plus tôt que de coutume avec les neveux et les cousins qui ne sont pas tous de province, la famille s’agrandissant aux limites de la façade.

Pour d’autres, ceux qui viennent à la course puisqu’elle n’est pas venue à eux, c’est un peu plus délicat : la voiture deviendra la maison, un grand parasol ou une couverture dans l’herbe marqueront le territoire le temps de l’après-midi, un rouleau de foin, un abri de bus ou un banc public leur feront un éphémère salon. Affranchis de toute façade, ils choisiront un beau tronçon de pavés, une côte ou un ravitaillement, les lacets d’un col d’où ils verront tels des guetteurs grossir le serpent de la caravane. Les plus chanceux ou les plus matinaux tiendront comme des assiégés ces lieux stratégiques où s’arrêtent photographes, cameramens ou notables et qui sont les étapes de ce chemin de croix : cette chaîne humaine n’est pas continue : elle se relâche, se détend, se sépare même en choisissant de se concentrer en ces endroits où la moto passe à peine; il faudra bien que ces eaux s’entrouvent tout à l’heure pour laisser passer l’échappée avant de se refermer sur elle, s’ouvrir encore pour le sillage du peloton avant ceux qui sont lâchés, avant la dispersion puis le silence qui rendent au ciel les champs.

Mais les spectateurs viennent aussi pour être vus, depuis que les télévisions et les hélicoptères enregistrent chaque épreuve. Dans cet étrange jeu de miroirs où l’on se voit regarder, chacun espère sa petite seconde d’éternité et s’est préparé pour la cérémonie : les corporations, les associations, les majorettes, les sapeurs-pompiers, les ouvriers en bleu de travail et les infirmiers en blouses blanches, les  employés municipaux, les orchestres ou accordéonistes, écoliers rangés à côté de l’instituteur comme pour la photographie sont le générique d’un film qui passe au bord de la route et les voit s’agiter pour chaque moto, chaque voiture.

L’on ne compte plus les groupes folkloriques, grenadiers, gilles, clowns ou pierrots : s’ils font le trottoir c’est dans la joie, pour tromper l’attente. Ils sont l’effigie même des lieux puisque l’on traverse cent régions : les classiques, à la recherche des difficultés, trouvent leurs parcours entre les départementales et les routes secondaires, en une géographie déjouant tout tracé rectiligne et toute autre logique que celle de l’effort. En leurs costumes traditionnels ou ceux de leur fonction ils sont au trottoir ce que les figurines folkloriques sont aux vitrines des magasins de souvenirs, un uniforme pour la mémoire des visiteurs pressés.

Pourtant aux premières loges, les signaleurs et les gendarmes sont à ce spectacle souvent les plus mal placés, fermant les chemins de traverse, les routes où s’égarer, quand ils ne tournent pas le dos à la course pour surveiller les spectateurs; ils sont aussi les plus isolés, formant autant de bouées pour la caravane, oranges au détour d’un bois sombre, faisant signe de leur cible, ou masqués dans un chemin creux comme les douaniers d’autrefois. Ces sentinelles qui ne cèderont qu’au dernier véhicule s’inquiètent de l’ordre de la course, du temps entre les échappées. Le téléphone portable vient à point compléter le transistor, les laissant moins esseulés.

À peine sont-ils passés que chacun s’en retourne vivement voir la télévision : c’est la règle de ce spectacle que de n’en voir qu’un fragment. Le soir, au résumé du tour, l’on apercevra la maison et le jardin ne sera guère plus grand qu’un mouchoir; le temps de la reconnaître – l’on survole rarement sa propre maison – l’on sera au bout de la rue, étourdi de vitesse et jamais déçu.
Après tout l’on n’a pas payé sa place et malgré les scandales qui l’éclaboussent, le cyclisme demeure une grande fête populaire, la plus grande peut-être, l’occasion de ces grands rassemblements qui  comme le solstice annoncent l’été.

Et je ne connais pas de sport plus courtois : les spectateurs s’effacent devant les coureurs et leur ouvrent le chemin.

Xavier Canonne

Photographies prises au Mamija 7 sur pellicule Ektachrome100
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