Alain Breyer

photographe

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Le Dictionnaire historique de la langue française nous apprend que le mot « caravane », d’abord orthographié « carvane », est apparu en français en 1195, puis sous sa forme actuelle en 1657. Il avait été emprunté, à la faveur des croisades, par l’intermédiaire de l’arabe, au persan Kàrwàn, signifiant file de chameaux, troupe de voyageurs. Le mot désigne en effet une file de voyageurs dans des pays orientaux, avant de signifier une troupe allant de compagnie, d’animaux se déplaçant en groupe. L’acception moderne de « véhicule équipé pour servir de logement » date de 1930, et est empruntée à l’anglais caravan, qui l’avait lui-même pris au français caravane en 1674. En 1890, il désignait déjà une « roulotte de plaisance », comme les touristes peuvent encore en trouver assortie d’un cheval, dans la verte Erin.

Curieux destin que ce terme appliqué d’abord à une collection d’objets semblables, hommes et animaux, qui en vient à nommer un objet isolé, accroché de nos jours à une voiture, à moins que le véhicule ne soit fusionné avec lui, devenant camping-car ou mobile home. Le point commun reste que dans l’un et l’autre cas, l’objet a la bougeotte, même si sa présence sur les routes, surtout lorsqu’il est immatriculé aux Pays-Bas, ne laisse pas d’être jugé indésirable. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un assemblage utilisé surtout pendant le temps de des vacances, sauf lorsque les caravanes, se reforment en caravanes, servent au voyage de l’un ou l’autre campement de « romanichels », dont ces roms pourchassés de souvent honteuse façon par des Etats peu soucieux de respecter la liberté de déplacement en Europe.

Mais voici que se produit un nouvel avatar : la caravane s’immobilise et prend racine. En se sédentarisant, elle rejoint l’un ou l’autre groupement de ses congénères, et se pare parfois d’annexes fixes elle aussi. Dans le même mouvement, le mobile home devient immobile. Il arrive que des nains de jardin croisent à son pourtour. Les terrains de campings se font aussi villages, durablement implantés, peuplés de résidents tantôt intermittents, le temps des vacances ou des fins de semaines, à moins qu’il ne s’agisse que d’occupations diurnes, tantôt permanents, à demeure définitivement. La caravane sédentaire n’est plus résidence secondaire, mais bien principale. Il arrive qu’elle se double d’une autre caravane, destinée à retrouver sa fonction habituelle de transhumance des vacances et autres périodes de loisirs.

C’est ainsi que se constituent des populations d’un type nouveau. Rarement issus des beaux quartiers ou titulaires de hauts revenus, les habitants de ces campements immobilisés, si habilement photographiés par Alain Breyer, partagent des sociabilités originales souvent empreintes d’une dose plus considérable de solidarité que dans des habitats plus courants. Tous, cependant, ne sont pas arrivés dans ces villages à la suite de revers de fortune. La participation à cette forme de culture crypto-urbaine repose sur un volontariat dans lequel on pourrait déceler quelques traces de nostalgie. Celle d’un monde de quartier, de coron, de « coin », qui disparait de l’univers citadin d’aujourd’hui.

Les photos d’Alain Breyer nous montrent une humanité qui n’a certes pas l’appeal des magazines féminins. Cadrées et posées de manières quasiment uniformes, elles constituent, au-delà de leurs indéniables qualités esthétiques, un document anthropologique original et en grande partie inédit. Même si je dois prêcher contre ma chapelle, je formule le vœu que ces braves gens ne deviennent pas trop vite la proie de sociologues bardés de questionnaires leur apportant l’illusion de faire œuvre scientifique. S’il ne s’agit pas, dans le chef de ces nouveaux sédentarisés, d’une fuite à l’écart du monde moderne, il y a une part de dérobade dans leur description territoriale. Ils ont droit à ce qu’on ne les importune pas trop. Regardons les clichés de Breyer et demandons-nous, si dans une certaine mesure, ils ne nous offrent pas une image plus décontractée de nous-mêmes. A protéger, contre tout discours misérabilistes.

Claude Javeau

Professeur émérite de sociologie

De l’Université Libre de Bruxelles